La pièce qui roule

Un jour banal. La hache s'abattit. La tête roula par-delà le billot. Ses yeux virent les mains gantées de noir du bourreau, puis une vision partielle du ciel gris bleuté, déjà plus vraiment à l'horizontal, ensuite la foule vue à l'envers, et à nouveau le sol comme au départ. Le noir se fit sur sa vision, comme un voile. Les souvenirs remontèrent. Sarah, Béatrice, Clarisse... Puis..

Le bourreau avait du mal à ôter sa hache du billot. Dans sa précipitation, il l'avait trop enfoncée dans le bois. L'énervement le gagna, et un bourreau énervé ce n'est jamais profitable à quiconque. Surtout aujourd'hui. Lydia allait lui demander sa paie quand il rentrerait. Et encore, ça c'était si le seigneur Aljean daignait lui accorder prime pour celui-là. Un rouquin. Ca paie bien d'habitude, mais allez savoir, ces temps-ci le maître avait ses sautes d'humeur.

Il volait. Une aile après l'autre. Une plume bougée d'une infime torsion. Le vol s'incline. Il plane au-dessus des badauds. L'odeur du sang lui parvient. Pas du poisson. Non. Autre chose. Qui ne le tente pas. Sa cervelle d'oiseau fonctionne deux milisecondes plus tard : poisson = le nord. Il poursuit dans cette direction, la faim au ventre. Le bec acéré claquète déjà.

Le mât avait craqué voilà trois jours. Sa planche trouée l'avait dépanné, certes, mais maintenant qu'il avait rejoint une des chaloupes renversées, après deux jours de nage, et qu'il l'avait remise à flot (une sacrée histoire celle-là aussi!), Jack était optimiste.

Ploutch!

Jack maudit l'oiseau qui planait au-dessus de lui, de tous les endroits de la Terre, n'aurait-il pu versé ses fientes ailleurs que sur son oeil gauche? Ca le brûlait horriblement à présent.

L'énergie parcourait le cerveau en tous sens. L'oeil. Le gauche visiblement. Le centre de l'ironie s'anima du jeu de mot. Pas le temps pour la verbalisation. La douleur. Les flots de douleurs, entre-croisées. Le carrefour de la vie douloureuse, les nerfs à tout va. Synapse après synapse, les dendrites faisaient leur oeuvre : réveiller la conscience douloureuse de Jack!

"Putain de merde!" lâche-t-il dans un élan poétique.

Le sang. Beaucoup de sang. La jambe de Jack dans la gueule. Pas envie. Pas plus faim. Le requin n'avait voulu que jouer. Il replonge au fond. L'avantage d'un poisson c'est qu'il n'est jamais en surface. Pas comme ces cons de dauphins, hin-hin, pensa-t-il. Enfin pas vraiment penser ; plutôt réagir. La colère l'inonda (inonder un poisson, pas de centre de l'ironie ici pour relever quoi que ce soit) et il eut envie de mordre. Que des petites proies. Pour plus tard alors.. L'autre humain là-haut était désormais trop haut, et son sang dégageait une odeur de pourri. Pas bon pour l'estomac, ça. Aller plus loin.

Un coffre. Sa conscience de coffre ne nous aidera pas beaucoup à tout comprendre, mais disons pour résumer qu'il était pleinement content. Car plein. Justement. De bijoux, d'or, enfin ce qui fait la raison d'être d'un coffre tombé dans les fonds sous-marins, et ça le remplissait d'une fierté toute boisée d'être le gardien d'un trésor pareil. La silhouette du requin au loin le laissait de marbre (non, n'espérez ici pas plus de centre de l'ironie dans les charnières de fer forgé pour relever quoi que ce soit non plus). Ce qui n'était pas le cas de sa petite fissure en bas qui le démangeait. Raisonnablement encore, mais il voyait bien (enfin façon de parler) que quelques pièces s'échappaient par là.

Je roule. Je suis une pièce d'or. Je roule, je tangue, je m'avachis dans le sable. L'eau me corroderait bien si elle le pouvait. Mais je suis plus forte. J'ai été trop longtemps toute seule avec mes cousines. Je veux un maître. Je veux la terre ferme, je veux qu'on se batte pour moi. Je veux qu'on répande le sang en mon honneur. Mais je suis aussi une trouillarde, j'ai peur qu'on me fasse fondre pour parer un bijou, une pierre précieuse, une pimbèche.
[en construction]